32.
La cachette d’Hadrian
Satisfait du calme régnant sur Enkidiev, Wellan marcha dans la forêt des Elfes en écoutant le chant des oiseaux. Il pouvait ressentir toute la vie qu’elle recelait. Il s’arrêta devant un ruisseau et contacta ses compagnons au Château d’Émeraude par voie télépathique. A sa grande surprise, ce fut Swan qui répondit à son appel. Jasson et Bergeau s’entraînent dans la cour et Santo a repris des forces, mais il préfère ne pas se joindre à eux tout de suite, résuma-t-elle. Enfin de bonnes nouvelles. Et Farrell ? s’inquiéta Wellan.
Le Magicien de Cristal l’a examiné ce matin. Il dit que Santo et Kira ont fait de l’excellent travail de guérison, mais qu’il est préférable de ne pas le tirer du sommeil pour l’instant. Il prétend qu’il se réveillera de lui-même lorsque son corps sera suffisamment fort. Il leur faudrait donc une fois de plus faire confiance aux dieux.
— Vous n’êtes pas du tout l’homme que vous sembler être, commenta alors quelqu’un derrière lui.
Wellan fit volte-face, la main sur la garde de son épée, mais il relâcha tous ses muscles lorsqu’il aperçut le Roi des Elfes entre les arbres, ses yeux verts rivés sur lui.
— Mais l’agression demeure toujours votre premier réflexe, déplora Hamil.
— Je suis un soldat, lui rappela Wellan en tentant d’adoucir son ton de voix.
— Il y a pourtant au fond de vous une intense soif d’apprendre et beaucoup d’amour pour votre prochain. C’est curieux que vous choisissiez de ne pas montrer aux autres cette facette de vous-même.
— J’ai mes raisons, rétorqua plus durement le chef des Chevaliers, et cela n’affecte en rien mes qualités de commandant.
— Vous auriez été un grand roi, sire Wellan, et un empereur encore plus redoutable.
— Mais je ne suis ni l’un ni l’autre.
Hamil vint vers lui de sa démarche légère. Wellan sentit qu’il le sondait une fois de plus. « Qu’espère-t-il encore trouver ? » se renfrogna le grand Chevalier.
— Vous désirez savoir ce qui est arrivé aux livres que le Magicien de Cristal voulait détruire ? fit l’Elfe impassible.
Wellan ne répondit pas, employant toute sa puissance magique à l’empêcher de pénétrer dans une partie de son cœur qui n’appartenait qu’à lui seul. Hamil se mit alors à marcher devant lui. Wellan le suivit des yeux.
— Comme je vous l’ai déjà dit, le savoir de mon peuple se transmet oralement, dit le souverain des forêts. Nos facultés nous permettent de conserver une grande quantité d’information dans nos esprits. Notre mémoire ne se détériore pas avec l’âge comme celle des humains. Nous comprenons donc votre besoin de consigner tout votre savoir dans les livres.
— Et vous savez ce qui est advenu de ces ouvrages ? s’étonna Wellan.
— Venez avec moi.
Ils avancèrent en silence pendant de longues minutes dans une partie de la forêt où ne s’élevait aucune chaumière, puis ils s’arrêtèrent devant un curieux monticule érigé au milieu des arbres. Wellan ne percevait aucun danger.
— Hadrian d’Argent était l’ami des Elfes, déclara Hamil en se tournant vers le grand Chevalier. Il visitait souvent mon vénérable aïeul, le Roi Amaril. Lorsqu’il a voulu préserver son plus grand trésor de la colère de l’Immortel, c’est aux Elfes que le Roi Hadrian s’est adressé.
Le monarque prononça des mots dans sa langue. Le sol se mit à trembler légèrement. Wellan se campa solidement sur ses jambes. Une ouverture apparut dans la butte, suffisamment large pour laisser passer un homme. Ce que le grand Chevalier ressentit éveilla aussitôt sa curiosité. Une magie ancienne et puissante l’attirait vers la grotte secrète. Hamil lui fit signe d’approcher et se contenta de le surveiller jusqu’à ce qu’il atteigne l’entrée.
— Il y a des torches à l’intérieur, l’informa le roi. Laissez-moi faire du feu pour les allumer.
— Ce ne sera pas nécessaire, murmura Wellan en se faufilant dans la fissure.
Il descendit dans cet endroit sombre et frais. D’un geste de la main, il enflamma magiquement tous les flambeaux. Ce qu’il vit alors l’estomaqua. Il était dans une grande pièce circulaire, au plancher et au plafond de marbre gris, et dont les murs étaient recouverts de vieux livres et de parchemins. Au milieu se dressait une table de pierre, comme un autel sacré, où reposait une longue épée double. Wellan s’en approcha avec vénération et passa lentement la main au-dessus du métal terni. Elle avait appartenu à Hadrian…
— C’était son refuge préféré, lui apprit Hamil qui se tenait maintenant sur la dernière marche.
— A-t-il écrit tous ces ouvrages ? demanda Wellan en contemplant les rayons.
— Quelques-uns seulement, mais surtout des recueils de poésie. Le Roi Hadrian était un grand sentimental. Les livres que vous cherchez ont été écrits par ses hommes de confiance, ses lieutenants. Il y a aussi des cartes et des illustrations. Vous pouvez rester ici toute la journée, si vous le désirez. Je viendrai vous chercher pour le repas du soir.
Renversé par la richesse de ce trésor, Wellan hocha à peine la tête. Hamil se retira pour le laisser travailler en paix. Le Chevalier longea d’abord les tablettes, puis choisit des livres au hasard pour en vérifier rapidement le contenu. Il trouva en effet des ouvrages de poésie, puis une vieille boîte de bois remplie de missives.
Il la déposa sur la table, près de l’épée, et inspecta les lettres une à une. Il s’agissait de la correspondance d’Hadrian avec Onyx, le premier tentant de persuader son ami de laisser Abnar lui reprendre ses pouvoirs et d’emmener sa famille vivre avec lui au Royaume d’Argent. « Hadrian a dû récupérer ces papiers chez Onyx après sa disparition », déduisit Wellan. Les rares réponses du Chevalier renégat étaient polies mais fermes. Onyx avait risqué sa vie pour sauver les dirigeants du continent et il tenait à ce que ses efforts soient récompensés.
Wellan remit la boîte à sa place, puis s’empara de plusieurs ouvrages. Il lui aurait fallu plus d’un an pour lire tout ce que recelait cette bibliothèque, mais il ne disposait que de deux jours. Il trouva le journal d’un Chevalier originaire de Perle, du nom de Viggho. C’était un des lieutenants du Roi Hadrian, qui assurait la défense des territoires du sud.
« Je m’appelle Viggho de Perle, fils de Danske, général et commandant de l’armée du Roi de Perle. J’aurais pu attendre de lui succéder, car c’était mon droit de naissance, mais je voulais me battre et faire mes preuves durant mes jeunes années. Mon bras d’épée était solide, Je n’avais peur de rien. Hadrian le magnifique a tout de suite reconnu ma valeur et il m’a confié deux mille Chevaliers afin de patrouiller les abords du Désert et les royaumes du sud. »
Le Chevalier Viggho faisait ensuite l’éloge de ses hommes, qu’il semblait tous connaître personnellement, Wellan parcourut rapidement les longues listes de leurs exploits pour finalement s’arrêter sur un passage traitant de l’ennemi. Ce soldat d’antan donnait des dragons la même description qu’Onyx dans son journal, en ajoutant que les meilleurs guerriers d’Amecareth savaient fort bien les maîtriser, contrairement aux premiers soldats impériaux que Wellan et les siens avaient affrontés. Tout comme le Chevalier renégat, l’auteur de ces notes n’aimait pas beaucoup les messagers des dieux.
« Au début, nous avons cru que les Immortels nous appuieraient inconditionnellement dans cette guerre, mais toutes les fois où nous avons dû faire face à des ennemis difficiles à vaincre, Abnar n’est jamais venu à notre aide. J’ai perdu beaucoup d’hommes aux mains des insectes à la carapace d’acier, malgré nos épées magiques et l’énergie de nos mains. C’est Onyx qui a finalement trouvé leur faiblesse, heureusement pour nous. »
Il décrivait les nombreux combats avec beaucoup plus de détails que son frère d’armes. Wellan les enregistra dans sa phénoménale mémoire, car il savait qu’un jour ou l’autre, il affronterait le même ennemi. Puis il lut la dernière entrée du journal de Viggho de Perle.
« Il m’a été très difficile de me départir de mes pouvoirs magiques, mais l’insistance d’Hadrian et les exécutions massives de mes frères rebelles par le Magicien de Cristal ont eu raison de moi. Je retournerai donc dans mon royaume pour succéder à mon père à la tête de l’armée du roi. C’est une excellente position, qui m’assurera une maison et la possibilité d’épouser une femme de bonne famille, mais c’est aussi très humiliant de redevenir un homme ordinaire après ces longues années de combats glorieux, Je termine ici ce témoignage destiné à la postérité, car le temps presse. Abnar est à la recherche de tous les écrits sur la guerre contre l’empire. Même s’il ne le dit pas ouvertement, je sais que mon frère et chef Hadrian tient aussi à les conserver au cas où l’empereur n’aurait pas compris qu’il n’est pas le bienvenu ici. Que les dieux nous pardonnent si nous avons commis une faute en consignant ainsi ces événements. »
« Mais pourquoi Abnar a-t-il voulu détruire tous ces ouvrages, qui ne contiennent somme toute que des informations militaires ? À moins que certains d’entre eux ne représentent une source de danger pour lui… », pensa Wellan. Il éplucha systématiquement toute une section de la précieuse bibliothèque secrète sans voir le temps passer. Il ne s’interrompit que lorsqu’il entendit l’appel angoissé de son épouse. Il quitta aussitôt son refuge et se dirigea vers le village en s’apercevant que le soleil avait commencé à décliner.
Wellan retrouva facilement son chemin en suivant sa propre trace d’énergie sur le sol. Les Elfes préparaient un repas végétarien. Bridgess et leur fille se trouvaient près du feu. Il alla s’asseoir près de sa femme et caressa la tête de Jenifael. Cette dernière semblait avoir doublé de taille.
— Mais où étais-tu passé ? lui reprocha Bridgess.
— Le Roi Hadrian n’a pas détruit les écrits de ses Chevaliers comme le lui avait demandé Abnar, répondit Wellan avec un large sourire. Tous ces bouquins sont ici, au Royaume des Elfes. J’ai passé la journée à lire, mais il y en a beaucoup que je n’ai pas encore ouverts.
— Nous n’arrivions pas à te repérer, ajouta Dempsey pour lui faire comprendre la détresse de Bridgess.
— Hadrian a dû jeter un sort à cette cachette pour qu’elle échappe au courroux du Magicien de Cristal, supposa le chef. Je suis désolé de vous avoir inquiétés.
— As-tu trouvé quelque chose d’intéressant, au moins ? voulut savoir Falcon.
— Ces ouvrages renferment beaucoup de renseignements sur les affrontements du passé, surtout contre les guerriers d’élite d’Amecareth.
Tous les soldats se tournèrent vers lui avec curiosité. Ils arrêtèrent de manger et attendirent le reste de l’histoire en silence.
— Tout comme le prétend le journal d’Onyx, ils savent se battre et ils n’ont aucune pitié, continua Wellan.
— Alors comment ont-ils réussi à les tuer ? demanda Derek.
Les Elfes s’intéressaient beaucoup à ce jeune Chevalier, car il était le premier représentant de leur peuple à s’être joint à l’Ordre, suivi, quelques années plus tard, de Arca, Bianchi, Botti, Denielt et Robyn.
— Le Chevalier Onyx, malgré tous ses défauts, était un soldat hors du commun, commença Wellan. En combattant les monstres sur les plages d’Enkidiev, il a découvert que leur seule faiblesse résidait dans le pli de leurs coudes. C’est en leur fauchant les bras qu’ils ont réussi à les vaincre.
— Dans ce cas, c’est ce que nous ferons aussi, déclara Chloé pour rassurer tout le monde.
Même s’ils avaient vieilli de plusieurs années en quelques minutes avant leur départ d’Émeraude, les plus jeunes Chevaliers ne possédaient pas encore la maturité de leurs aînés. Wellan décida, en voyant leur consternation, qu’il serait mieux de ne pas leur en dire davantage pour le moment. Il accepta l’assiette qu’on lui tendait et s’informa plutôt du progrès de leurs tâches. Concentré sur tous leurs rapports, il ne remarqua pas l’absence de Nogait, Sage et Kevin.